Clôture
en
ouverture
©Marc Domage |
Sous
seize plafonniers blancs, la nouvelle saison du Théâtre National de
Strasbourg débute, avec Clôture de l'amour. Ce texte, écrit
par Pascal Rambert pour Audrey Bonnet et Stanislas
Nordey présente la déchirure d'un couple. Une rupture
amoureuse, synonyme de tempête : conception héritée d'un
imaginaire collectif nourri de cinéma, de littérature, et
d'expériences personnelles. Toute la tension accumulée durant la
relation est libérée dans cet ultime rapprochement des êtres. La
violence de la rupture n'est pas explosion ; c'est une
inondation.
Parole torrentielle
Tout
est dit, en désordre. Reproches, accusations, regrets ; tout d'une
pièce. Deux soliloques, d'une soixantaine de minutes chacun, qui
tordent l'espace, d'abord vers Stan, puis vers Audrey. Ce ne sont pas
de simples suites de phrases, mais des respirations, deux longs cris
aux modulations saccadées. C'est d'abord Stan qui parle.
Autoritaire, caustique, mordant, sans pitié ni remord, il attaque et
frappe. Il accuse, exige, sans se faire de reproche : les
responsabilités sont unilatérales, et il n'est coupable de rien. La
colère qui l'agite est violente, malgré ses dénégations. Audrey
se tait, secouée. Elle répondra, après le passage d'un chœur
d’enfants qui vient désamorcer brièvement la tension. Ils
ramènent la peine du moment à un simple exercice de voix, en
ancrant l'espace dans le milieu du spectacle et de la représentation.
Ils chantent, inconscient, de la peine qui flotte encore dans l'air.
Le terrain émotionnel est déblayé, et Audrey peut l'occuper à son
tour, au milieu des ruines laissées par Stan. Elle les escalade et
s'élève. Pour chaque accusation qu'a proférée son compagnon, elle
a des réponses, des défenses. Sa parole est moins maîtrisée, plus
sincère, plus directe. La voix monte, descend, se perd dans les
nœuds de la gorge. Elle se montre plus violente que lui, comme si
elle renvoyait toute la peine qu'elle venait de subir, décuplée par
le ressort de son corps.
Le
texte, construit en une suite de souffles de longueurs variables, est
superbement porté par les acteurs. La vision d'un corps portant un
tel flot si longtemps est toujours remarquable et stupéfiante.
L'esprit jouit de l'impression que la chair est habitée, de la
fresque invisible et pesante jaillissant des voix, d'entendre les
mots rouler, glisser, tomber et rebondir sur le sol en tout sens.
Peuvent être cependant soulevés quelques difficultés à saisir
certaines phrases, trop rapidement prononcées, ou trop doucement.
Plateau de voix
L’espace
blanc, dépouillé, réaliste et sans attache temporelle ou
géographique est là pour accueillir le texte. Inondé des paroles
qui tombent en cascade des bouches, il les recueille et leur prête
des significations particulières. C'est un lieu d'énonciation
particulièrement influent. Rambert et Janneteau, son scénographe,
ne travaillent pas leur idée du décor à partir de la pièce. Il
est conçu à partir d'une impression — la même qui donnera
le texte. Cet espace blanc, froid et pourtant familier, est le
réceptacle naturel des paroles, car elles et lui sont issues de la
même matrice.
Peut-on
parler de monologues ? Ces deux êtres se parlent à eux-mêmes,
avec le public pour témoin. Ils se parlent entre eux, et au public
par la double énonciation, cependant que chaque syllabe qu'ils
forment semble tout d'abord dirigée vers leur propre personne.
Occupant les mêmes places en fonction de leur statut (celui qui
parle à jardin un peu en fond de scène, tourné de trois quarts
vers le public ; celui qui écoute à cour en avant-scène
tourné de trois quarts vers le mur du fond et vers l'autre) ils
adressent leurs paroles. Ils parlent en conséquence de ces
yeux posés sur eux. Ainsi, leurs paroles subissent la censure du
regard.
Le
texte semble chaotique, guidé par la colère et la peine. Ses
énonciateurs changent sans cesse de sujet, se répètent, alignent
des propositions illogiques et des images en rafale que le spectateur
reçoit en un kaléidoscope fou. Mais entre les plaintes et les mots
qui dégringolent en désordre, se construit toute l'unicité de la
pièce. Elle est intègre, malgré son contenu déliquescent. Les
deux paroles, les deux corps sont symétriques, autour de l'axe d'une
chanson. Le miroir se gondole cependant, lorsque Stan s'effondre, lui
pour de bon.
Ancre de réalité
Les
nombreuses références au théâtre, la double énonciation
constante, le fait que la pièce soit écrite pour ces deux acteurs
et composée avec leurs êtres : tout cela fait de Clôture
de l'amour un spectacle qui transpire la réalité, qui déteint
inévitablement sur l'espace du spectateur et altère sa perception
du monde. Voici une de ces pièces où l'on ne peut rester dans la
coquille de son fauteuil, à profiter d'une vision étanche et
ludique. Le public est happé par la scène, le plateau coule sur le
spectateur. Le monde entier ressemble alors à cette chambre froide,
à cette salle de danse où évoluent les corps.
Observe-t-on
des personnages, des êtres humains ? Des acteurs où des
images ? En quoi l’existence de Stan et Audrey différé-t-elle
de la notre ? Pascal Rambert brouille les frontières de
l’espace fictionnel, et, par ce procédé, inclut salle et scène
dans un même univers. La frontière d'un hypothétique quatrième
mur est plus que poreuse : elle n'existe pas. Toute l'émotion,
les répercutions et la brutalité du spectacle nous frappe de plein
fouet, sans l'amortissement de la fiction.
Le spectateur confronté
Le
spectacle est violent. Son propos et son déroulement sont violence.
Et il entretient un lien si fort avec son public que toute cette
brutalité du quotidien se répand
dans la salle. Comment ne pas s’identifier à ce qui se déroule
sous nos yeux ? Une réplique affirme que, si des gens
regardaient, il y en aurait bon nombre, amoureux, qui penseraient ça
ne pourrait m'arriver.
Et c'est assurément le
cas.
Assister
à une pièce de théâtre se fait individuellement et
collectivement. Individuellement pour ce que la pièce éveille en
nous de souvenirs, pince de cordes sensibles. Collectivement pour ce
qu'elle nous amène à penser dans le cadre de la société, pour ce
qu'elle nous donne à mettre dans la perspective du groupe. Dans le
cas présent, les effets sont puissants sur les deux plans. Penser à
sa situation, ses relations, et penser aux autres. Aux normes
sociales, aux pensées collectives sur le couple, et à sa propre
place dans ce paysage de mœurs. J'ai été touché.
Là, dans la salle, nous
n’assistons pas aux révolutions d'Athènes et de Rome, à la
mort d’un tyran du Péloponnèse, au sacrifice d’une jeune
princesse en Aulide. Voyant
sur scène l'image la plus commune, l'esprit s'y identifie sans
peine, sans recours. Alors les tourments deviennent propriété en
partage du spectateur et du spectacle.
Clôture
de l'amour, ce n'est pas la rupture d'un couple. C'est la rupture
de tous les couples, efficiente ou potentielle. Pourtant, malgré son
déroulement emprunt de tristesse, la pièce n'est pas de celles qui
laissent un goût pessimiste et des rides au front de son public. Par
le spectacle de la rupture, pas la mise en voix des horreurs, la mise
en corps du chagrin, la vision de la colère dévastatrice, la scène
adresse un avertissement. Il est troublant de constater l'effet
cathartique qui en résulte.
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Clôture de l'amour est joué jusqu'au 27 septembre 2015 en salle Koltès du Théâtre National de Strasbourg.
La durée du spectacle est de 2h 15 sans entracte.
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Texte et mise en scène
Pascal Rambert
Avec
Audrey Bonnet
Stanislas Nordey
Assistant à la mise en scène
Thomas Bouvet
Scénographie
Daniel Jeanneteau
Lumière
Pascal Rambert
Jean-François Besnard
Avec les chanteurs des classes CHAM de l'école élémentaire de la Canardière et du collège Lezay-Marnésia de Strasbourg.
Le texte est publié aux Solitaires Intempestifs.
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