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dimanche 20 septembre 2015

Clôture de l'amour — Critique


Clôture en
 
ouverture


©Marc Domage
           Sous seize plafonniers blancs, la nouvelle saison du Théâtre National de Strasbourg débute, avec Clôture de l'amour. Ce texte, écrit par Pascal Rambert pour Audrey Bonnet et Stanislas Nordey présente la déchirure d'un couple. Une rupture amoureuse, synonyme de tempête : conception héritée d'un imaginaire collectif nourri de cinéma, de littérature, et d'expériences personnelles. Toute la tension accumulée durant la relation est libérée dans cet ultime rapprochement des êtres. La violence de la rupture n'est pas explosion ; c'est une inondation.

Parole torrentielle

           Tout est dit, en désordre. Reproches, accusations, regrets ; tout d'une pièce. Deux soliloques, d'une soixantaine de minutes chacun, qui tordent l'espace, d'abord vers Stan, puis vers Audrey. Ce ne sont pas de simples suites de phrases, mais des respirations, deux longs cris aux modulations saccadées. C'est d'abord Stan qui parle. Autoritaire, caustique, mordant, sans pitié ni remord, il attaque et frappe. Il accuse, exige, sans se faire de reproche : les responsabilités sont unilatérales, et il n'est coupable de rien. La colère qui l'agite est violente, malgré ses dénégations. Audrey se tait, secouée. Elle répondra, après le passage d'un chœur d’enfants qui vient désamorcer brièvement la tension. Ils ramènent la peine du moment à un simple exercice de voix, en ancrant l'espace dans le milieu du spectacle et de la représentation. Ils chantent, inconscient, de la peine qui flotte encore dans l'air. Le terrain émotionnel est déblayé, et Audrey peut l'occuper à son tour, au milieu des ruines laissées par Stan. Elle les escalade et s'élève. Pour chaque accusation qu'a proférée son compagnon, elle a des réponses, des défenses. Sa parole est moins maîtrisée, plus sincère, plus directe. La voix monte, descend, se perd dans les nœuds de la gorge. Elle se montre plus violente que lui, comme si elle renvoyait toute la peine qu'elle venait de subir, décuplée par le ressort de son corps.
           Le texte, construit en une suite de souffles de longueurs variables, est superbement porté par les acteurs. La vision d'un corps portant un tel flot si longtemps est toujours remarquable et stupéfiante. L'esprit jouit de l'impression que la chair est habitée, de la fresque invisible et pesante jaillissant des voix, d'entendre les mots rouler, glisser, tomber et rebondir sur le sol en tout sens. Peuvent être cependant soulevés quelques difficultés à saisir certaines phrases, trop rapidement prononcées, ou trop doucement.

Plateau de voix

           L’espace blanc, dépouillé, réaliste et sans attache temporelle ou géographique est là pour accueillir le texte. Inondé des paroles qui tombent en cascade des bouches, il les recueille et leur prête des significations particulières. C'est un lieu d'énonciation particulièrement influent. Rambert et Janneteau, son scénographe, ne travaillent pas leur idée du décor à partir de la pièce. Il est conçu à partir d'une impression — la même qui donnera le texte. Cet espace blanc, froid et pourtant familier, est le réceptacle naturel des paroles, car elles et lui sont issues de la même matrice.
           Peut-on parler de monologues ? Ces deux êtres se parlent à eux-mêmes, avec le public pour témoin. Ils se parlent entre eux, et au public par la double énonciation, cependant que chaque syllabe qu'ils forment semble tout d'abord dirigée vers leur propre personne. Occupant les mêmes places en fonction de leur statut (celui qui parle à jardin un peu en fond de scène, tourné de trois quarts vers le public ; celui qui écoute à cour en avant-scène tourné de trois quarts vers le mur du fond et vers l'autre) ils adressent leurs paroles. Ils parlent en conséquence de ces yeux posés sur eux. Ainsi, leurs paroles subissent la censure du regard.
           Le texte semble chaotique, guidé par la colère et la peine. Ses énonciateurs changent sans cesse de sujet, se répètent, alignent des propositions illogiques et des images en rafale que le spectateur reçoit en un kaléidoscope fou. Mais entre les plaintes et les mots qui dégringolent en désordre, se construit toute l'unicité de la pièce. Elle est intègre, malgré son contenu déliquescent. Les deux paroles, les deux corps sont symétriques, autour de l'axe d'une chanson. Le miroir se gondole cependant, lorsque Stan s'effondre, lui pour de bon.


Ancre de réalité

           Les nombreuses références au théâtre, la double énonciation constante, le fait que la pièce soit écrite pour ces deux acteurs et composée avec leurs êtres : tout cela fait de Clôture de l'amour un spectacle qui transpire la réalité, qui déteint inévitablement sur l'espace du spectateur et altère sa perception du monde. Voici une de ces pièces où l'on ne peut rester dans la coquille de son fauteuil, à profiter d'une vision étanche et ludique. Le public est happé par la scène, le plateau coule sur le spectateur. Le monde entier ressemble alors à cette chambre froide, à cette salle de danse où évoluent les corps.
           Observe-t-on des personnages, des êtres humains ? Des acteurs où des images ? En quoi l’existence de Stan et Audrey différé-t-elle de la notre ? Pascal Rambert brouille les frontières de l’espace fictionnel, et, par ce procédé, inclut salle et scène dans un même univers. La frontière d'un hypothétique quatrième mur est plus que poreuse : elle n'existe pas. Toute l'émotion, les répercutions et la brutalité du spectacle nous frappe de plein fouet, sans l'amortissement de la fiction.

Le spectateur confronté

           Le spectacle est violent. Son propos et son déroulement sont violence. Et il entretient un lien si fort avec son public que toute cette brutalité du quotidien se répand dans la salle. Comment ne pas s’identifier à ce qui se déroule sous nos yeux ? Une réplique affirme que, si des gens regardaient, il y en aurait bon nombre, amoureux, qui penseraient ça ne pourrait m'arriver. Et c'est assurément le cas.
           Assister à une pièce de théâtre se fait individuellement et collectivement. Individuellement pour ce que la pièce éveille en nous de souvenirs, pince de cordes sensibles. Collectivement pour ce qu'elle nous amène à penser dans le cadre de la société, pour ce qu'elle nous donne à mettre dans la perspective du groupe. Dans le cas présent, les effets sont puissants sur les deux plans. Penser à sa situation, ses relations, et penser aux autres. Aux normes sociales, aux pensées collectives sur le couple, et à sa propre place dans ce paysage de mœurs. J'ai été touché. Là, dans la salle, nous n’assistons pas aux révolutions d'Athènes et de Rome, à la mort d’un tyran du Péloponnèse, au sacrifice d’une jeune princesse en Aulide. Voyant sur scène l'image la plus commune, l'esprit s'y identifie sans peine, sans recours. Alors les tourments deviennent propriété en partage du spectateur et du spectacle.
           Clôture de l'amour, ce n'est pas la rupture d'un couple. C'est la rupture de tous les couples, efficiente ou potentielle. Pourtant, malgré son déroulement emprunt de tristesse, la pièce n'est pas de celles qui laissent un goût pessimiste et des rides au front de son public. Par le spectacle de la rupture, pas la mise en voix des horreurs, la mise en corps du chagrin, la vision de la colère dévastatrice, la scène adresse un avertissement. Il est troublant de constater l'effet cathartique qui en résulte.

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Clôture de l'amour est joué jusqu'au 27 septembre 2015 en salle Koltès du Théâtre National de Strasbourg.

La durée du spectacle est de 2h 15 sans entracte.


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Texte et mise en scène
Pascal Rambert

Avec
Audrey Bonnet
Stanislas Nordey

Assistant à la mise en scène
Thomas Bouvet

Scénographie
Daniel Jeanneteau

Lumière
Pascal Rambert
Jean-François Besnard

Avec les chanteurs des classes CHAM de l'école élémentaire de la Canardière et du collège Lezay-Marnésia de Strasbourg.

Le texte est publié aux Solitaires Intempestifs.





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